La sublimation de la pulsion de mort
- Celine Chalvarjian
- Feb 15, 2024
- 4 min read
Updated: Feb 16, 2024
La culture est animée par un combat entre la pulsion de vie et celle de mort. Qu’en dire d’une culture marquée par un génocide, dont le but était la stérilisation totale du peuple, stérilisation non seulement physique, mais aussi symbolique, surtout que dans le cas du génocide arménien, le crime étant à présent dénié.
Généralement, les dégâts sont incontestables tels que la schizophrénie, l’infertilité, les actes et les tentatives suicidaires, en somme des manifestations visant vers l’anéantissement de toute possibilité de descendance et donc vers l’extermination. Mais la culture dispose d’un moyen de protection contre la pulsion de destruction par la sublimation de pulsions agressives vers la création artistique qui représente l'identité de différents peuples.
La présente étude oppose la théorie de la pulsion de mort générée par la transmission du processus génocidaire arménien en 1915 à la survie et l’intégration dans les pays d’accueil, entre autre le Liban. L’objectif de cette étude était de suivre l’effet de cette transmission sur l’appareil psychique des descendants, ainsi que d’étudier le rôle de la culture et celui du Moi individuel lorsque la culture elle-même est en danger de destruction et de montrer comment la sublimation de cette pulsion de mort, pourrait conduire vers la survie.
Pour vérifier la première hypothèse opérationnelle : « La pulsion de mort dûe à la transmission du processus génocidaire est sublimée grâce à la conservation de la culture arménienne », nous avons étudié l’influence de la culture sur l’art. Nous avons trouvé que la culture arménienne exige de préserver son identité, sa langue, ses mythes en n’omettant jamais ce à quoi les survivants ont survécu. Au Liban,la culture arménienne exige d’être préservée. Elle se protège de l’effondrement dans la culture Libanaise à travers la conservation de la langue arménienne, des mythes, des traditions et à travers la commémoration des morts et surtout par le biais de l’art. La communauté arménienne est intégrée dans la communauté libanaise, tout en gardant sa spécificité par le biais des partis politiques, des églises, des associations, des établissements scolaires et autres. D’autre part, le surmoi culturel joue un rôle majeur dans la sublimation. Il offre les possibilités d’expression de la souffrance afin de la remanier et en faire une œuvre d’art porteuse de sens. Les artistes jouent alors un rôle important de réparation de l’histoire et de restauration symbolique de la mort dans l’ordre du vivant. On dirait que les descendants sont endettés aux survivants et doivent ainsi payer cette dette en préservant la culture, l’identité, et donc la vie. C’est la sublimation de la pulsion de mort en création artistique, dans le but de promouvoir l’identité arménienne et son héritage culturel et par conséquence de créer et de vivre.
Pour vérifier la deuxième hypothèse opérationnelle : «La pulsion de mort dûe à la transmission du processus génocidaire est sublimée en création artistique et littéraire», nous avons interprété trente œuvres de vingt artistes libanais d’origine arménienne de la 3ème génération tout en s’appuyant sur leurs propres expressions conscientes éprouvées aux cours des entretiens ainsi qu’en se fondant sur l’inconscient collectif génocidaire auquel ils appartiennent. Nous avons pu classer ces œuvres suivant trois thèmes analogues aux phases du travail du deuil : un touchant témoignage du génocide qui a pour objectif de briser le silence et de dire ce qui est non-dit. Ce témoignage peut prendre une fonction de mémorisation qui a un effet de guérison. Cette phase est suivie par la symbolisation de la mort par les rites funéraires. C’est en fait l’abstraction de la mort du psychisme des survivants pour que le mort se repose en paix dans sa tombe. Et enfin l’élaboration du deuil. C’est cette période qui permet l’intégration de la vie à la mort et ainsi la résolution du deuil et, en conséquence, la survie. De ce fait, l’activité artistique entrave la pulsion de mort générée par le processus génocidaires. Les créations reflètent un fantasme d’immortalité comme défense contre la mort.
En effet, le procès sublimatoire préserve le sujet de ce que Ferenczi nomme un processus d’autodéchirure et la sublimation s’offre comme un moyen pour répondre au deuil anticipé de soi-même par une activité qui nécessite pour s’accomplir que le sujet se conserve en vie. La création artistique, qui définit l’essence de la sublimation, devient ainsi une narration qui permet de réinscrire, de symboliser l’héritage traumatique. Car ce qui se transmet d’une génération à l’autre est une angoisse de mort au défaut d’une inscription «extérieure». L’objet perdu étant mis en soi, l’identification à l’objet perdu fait appel au rétablissement de l’objet dans le Moi. La pulsion de mort règne le Surmoi, et pousse le Moi dans la mort. Le Surmoi est ainsi chargé d’un désir de mort pour extraire la mort déniée et redevenir humain mais aussi il est chargé d’un désir pour se débattre afin d’exister et redevenir humain. Ce débat se réalise quand le trauma se métamorphose en œuvre d’art par l’acte de création de l'écriture ou l’expression plastique. Le travail de sublimation se fait par l’intermédiaire du Moi et sous la double pression du Surmoi et de la culture. Ce qui amène à reconstruire le Moi dans le Moi. (Freud, 1923b).
La capacité à symboliser, étant elle-même fondée sur la capacité de deuil. Dans notre étude, et suite à l’analyse de contenu des œuvres d’art, nous avons trouvé que les artistes arméniens de la 3ème génération ont symbolisé la mort et les victimes de guerre ainsi que leurs tombes et la survie. Par conséquence, ce qui est mis en jeu dans le choix de la sublimation est du même ordre que le travail psychique du deuil, le même mouvement qui conduit non seulement à redistribuer les investissements objectaux, mais aussi à remodeler l’équilibre interne du Moi lui-même. L’œuvre permet au créateur de tisser une seconde peau, permettant de s’assurer de sa propre unité et de sa cohérence. Le fonctionnement psychique des artistes de notre étude présente la capacité de régresser vers des fonctionnements très archaïques et puis de se réorganiser. Cette malléabilité du Moi entre fonctionnement névrotique et fonctionnement limite a été expliquée par Shentoub comme étant la capacité de sublimer.
On peut conclure que de la pulsion de mort transmise à la 3ème génération du peuple arménien a été probablement sublimée en création artistique.
A la fin de cette recherche on se demande si la sublimation peut-elle être un mécanisme de défense contre un vécu traumatogène, non résolu, non symbolisé ?
On pense de même au destin du déni du bourreau en reprenant l’hypothèse de Charles Aznavour «De toute façon, depuis qu’il n’y a plus d’Arméniens il ne se passe plus rien en Turquie : plus d’écrivain mondial, de cinéaste, de musicien, d’acteur, de chanteur, de sculpteur et ni de peintre…ils n’ont rien de tout cela. En tuant la culture arménienne ils ont tué la culture turque. » (AZNAVOUR, 2010).
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